Les questions de bien-être au travail et de Qualité de Vie au Travail (QVT) deviennent prépondérantes dans toute l’industrie, particulièrement depuis le Covid. Le National Health Service (NHS) en Angleterre emploie environ 1,4 million de personnes et constitue à ce titre un référentiel important sur ces questions.
L’affaire n’est pas nouvelle. Le rapport publié en 2009 par le Dr Steve Boorman (commandé par le ministère anglais de la Santé) avait déjà mis en évidence une relation probable entre QVT et résultats pour les patients.
Des recommandations d’améliorations avaient été formulées pour réduire l’impact sur les maladies du personnel et améliorer la satisfaction au travail, avec une économie de coûts à la clé estimée à 500 millions de livres sterling par an si les maladies liées au travail étaient réduites d'un tiers.
Mais tout s’est plutôt aggravé depuis (Kirik, 2024). En 2024, compte tenu de la pression croissante sur les effectifs, le personnel médical anglais devrait connaître une demande sans précédent avec une majoration du stress systémique, un épuisement professionnel et des maladies encore plus nombreuses.
Une analyse récente de l’Observatoire international des politiques publiques, conduit conjointement par l’Université d’East Anglia et RAND Europe, a estimé que le coût des risques psychosociaux et plus globalement des risques santé au travail en Angleterre pour le seul secteur médical pourraient s’élever à 12,1 milliards de livres sterling par an.
On doit admettre que ces questions de QVT sont fondamentales pour le personnel, mais restent finalement "secondaires", et facilement négligées par rapport aux aspects plus techniques de la gestion des soins de santé et de leur qualité et sécurité.
On est d’ailleurs face à un paradoxe croissant dans le lien entre QVT et qualité-sécurité des soins et presque une incompréhension des cliniciens de quasi toutes les spécialités, qui exhibent des améliorations continues des actes médicaux techniques et complexes qu’ils pratiquent avec un meilleur pronostic et une réduction de leur taux de complications.
Ces "bons" résultats contrastent avec l’augmentation exponentielle des problèmes de qualité des soins ressentie par les patients et les personnels (manque d’écoute, attentes exaspérantes, temps de rendez-vous allongés, soins manquants, soins mal faits, sous-effectifs, charge de travail). Tout se passe comme si on assistait à un découplage entre une médecine technique de plus en plus sûre, et une médecine de compassion complétement à la dérive (Amalberti, 2022).
La question centrale est sur la viabilité de ce changement en profondeur, et de ses conséquences pour la population des patients et des professionnels, relève assurément du sens profond donné à la médecine (vivre plus longtemps, ou vivre mieux).
À titre d’exemple, une étude récente (Taylor et al, 2024) sur les questions de "mal-être au travail" a concerné les infirmières, sages-femmes et ambulanciers du NHS, soit environ 30 % de la main-d’œuvre totale du NHS et plus de la moitié de la main-d’œuvre clinique.
Les auteurs ont identifié 26 configurations contexte-mécanisme-résultat : 16 expliquant les causes de la mauvaise santé psychologique et les 10 autres aidant à expliquer pourquoi les interventions n'ont pas réussi à atténuer les risques de RPS.
Cinq conclusions clés sont proposées :
1. Une culture du blâme rend difficile la promotion du bien-être psychologique.
2. Les besoins du système l’emportent souvent sur le bien-être psychologique du personnel.
3. La mise en œuvre et le respect des valeurs au travail, de qualité et de sécurité des soins, ont souvent des conséquences personnelles imprévues pour le personnel. Le sentiment de travail mal fait, de déconsidération de soi-même, faute de temps et de ressources, pèse lourdement sur l’augmentation des risques psychosociaux.
4. Les interventions conçues pour favoriser le bien-être sont généralement axées sur l'individu et ne parviennent pas à reconnaître les facteurs de stress chronique cumulatif.
5. L’identification et la mise en œuvre des interventions constituent un défi.
Taylor et ses collègues plaident en conséquence pour un système plus à l’écoute, où les préjudices liés au travail sont mieux anticipés et pas simplement réduits à une réactivité aux événements les plus traumatisants, et où les approches individuelles d’aide doivent être contrebalancées par de vraies approches organisationnelles.
Le risque de négligence sur ces problèmes fait qu’au fil du temps, à mesure que le personnel réprime ses véritables émotions (action profonde), il ressent une fatigue de compassion et peut devenir insensible à la souffrance des autres, comme une sorte de "tampon" contre les traumatismes secondaires. En fin de compte et sans surprise, le personnel bénéficiant d’un meilleur bien-être est plus susceptible de prodiguer des soins empreints de compassion.
Le bien-être psychologique est d’ailleurs intrinsèque aux résultats en matière de sécurité des soins, à la fois par la réduction des erreurs et des écarts, et par la réduction de l’absentéisme qui, en retour, est un facteur de qualité ajouté pour ceux qui restent présents.
Il n’échappera à aucun lecteur que, même s’il existe un facteur d’échelle entre la situation en sous-effectifs de santé du Royaume-Uni et la France, nous sommes directement soumis aux mêmes questions.
Pour aller plus loin
Dissonance croissante - voire découplage - entre malaise social, indicateurs de qualité en berne et bons résultats de sécurité. Amalberti R. Tribune 2022-02
Time for a rebalance : psychological and emotional well-being in the healthcare workforce as the foundation for patient safety Kirk K. BMJ Quality & Safety Published Online First : 23 April 2024. doi :10.1136/bmjqs-2024-017236
Care Under Pressure 2 : a realist synthesis of causes and interventions to mitigate psychological ill health in nurses, midwives and paramedics. Taylor C, Maben J, Jagosh J, et al. BMJ Quality & Safety Published Online First : 04 April 2024. doi : 10.1136/bmjqs-2023-016468
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